Successions internationales : place à l’incertitude

La loi confortant le respect des principes de la République instaure un nouveau droit de prélèvement compensatoire (nouvel alinéa 3 de l’article 913 du Code Civil). Il s’applique à toutes les successions ouvertes depuis le 1er Novembre 2021. Il promet des situations ubuesques dès lors qu’un élément d’extranéité s’invite au bal…

Le droit de prélèvement compensatoire : une mesure pour l’égalité ?

L’objectif initial de ce droit de prélèvement, si l’on suit les annonces de la Ministre déléguée chargée de la Citoyenneté, Mme Marlène Schiappa, était de veiller à l’égalité filles-garçons devant l’héritage, et notamment, de limiter l’application du droit musulman en la matière. Ce dernier, également appelé la Charia, répartit par exemple le patrimoine successoral de façon inégale entre les filles et les fils.

Le législateur souhaitait donc protéger les héritières des discriminations qui pourraient découler d’une loi étrangère sur le territoire français.

Cette volonté va dans le sens d’une lutte contre la discrimination de genre dans la répartition des patrimoines successoraux. C’est en phase avec les droits, valeurs et principes républicains que la France soutient.

Malheureusement, à la lecture du texte voté, on ne peut que constater un grand raté par rapport au but recherché.

Loin d’empêcher l’application du droit musulman dans les cas initialement visés, il vient en plus mettre en péril la sécurité juridique de nombreuses planifications patrimoniales établies sous l’application d’un droit de Common Law (le droit du Royaume-Uni, de la majorité des États des États-Unis, de Singapour ou de l’Australie par exemple).

La réserve héréditaire, qu’est-ce que c’est ?

Le droit français interdit de déshériter ses enfants ou, en l’absence d’enfant, son conjoint survivant. Une part de l’héritage leur reviendra de droit. C’est cette portion préétablie que l’on appelle la « réserve héréditaire ».

A l’inverse, toute personne peut faire ce que bon lui semble du reste de son patrimoine. On peut par exemple le donner de son vivant, ou le léguer par testament. La « quotité disponible » correspond à cette portion dont on peut librement disposer.

Comment une loi étrangère vient-elle à s’appliquer à une succession ouverte en France ?

Depuis le 17 août 2015, une autre loi que la loi française peut régir une succession qui s’ouvre en France.
Il peut s’agir de la loi nationale du défunt s’il l’a choisie expressément dans un testament. Il peut également s’agir de la loi de sa résidence à l’étranger (Règlement Européen sur les successions 650/2012 du 4 juillet 2012).
C’est alors les règles de cet autre pays – n’importe lequel dans le monde – qui s’appliquent pour la répartition de l’ensemble des biens successoraux, y compris les biens en France.

Emir est de nationalité marocaine et résident de Casablanca (Maroc).

A son décès, la répartition de ses biens en France sera en principe réglée par le droit marocain.

Attention cependant, cette loi ne doit pas être contraire aux principes fondamentaux du droit français. Ces principes sont regroupés sous le terme « ordre public international ».

Par exemple, les juges considèreront une discrimination de genre, qui irait à l’encontre de l’égalité femmes-hommes, comme contraire à l’ordre public international. Par conséquent, on l’écarterait en France.

En revanche, on ne considérait pas la réserve héréditaire comme un élément de l’ordre public international. En clair, si un droit ne connaissant pas le concept de succession obligatoire des enfants (ou du conjoint survivant en leur absence) pour au moins une partie du patrimoine était désigné selon le règlement européen, cela n’empêchait pas en soi son application pour régler la succession en France. La jurisprudence « Maurice Jarre » de 2017 avait confirmé ce principe. C’est ce même argument qui était au cœur de la succession du célèbre chanteur Johnny Hallyday.

En quoi le droit de prélèvement compensatoire passe à côté du but recherché ?

Les conditions d’application du droit de prélèvement compensatoire sont les suivantes :

  • Le défunt ou un de ses enfants au moins doit résider ou être ressortissant de l’Union Européenne au moment du décès ;
  • La loi applicable doit exclure le mécanisme de la réserve héréditaire ;
  • Des biens doivent être situés en France.

Malheureusement, l’utilisation du concept de réserve héréditaire pour sécuriser l’égalité des héritiers et des héritières est un non-sens. En effet, ce n’est pas l’existence ou non d’une réserve héréditaire dans le droit étranger qui valide une répartition équitable du patrimoine successoral.

La démonstration en deux réflexions ci-après :

Une réserve héréditaire deux fois moins importante pour la fille par rapport au fils suffit à écarter le droit de prélèvement compensatoire

Pour permettre l’application du droit de prélèvement, le droit étranger applicable à la succession ne doit permettre aucun mécanisme réservataire au bénéfice des enfants.
Or, le droit musulman interdit de déshériter ses enfants. Certes, il ne prévoit pas les mêmes proportions pour les filles et les garçons (moitié moins pour les filles). Mais le droit musulman connaît la réserve héréditaire !
On ne pourra donc pas appliquer ce droit de prélèvement à la situation exacte pour laquelle on l’a créé. En plein hors du mille…

Cependant, et comme évoqué ci-dessus, les discriminations successorales de genre sont déjà considérées par les juges français comme inapplicables en France. Tel serait le cas pour les dispositions étrangères qui accordent une part plus importante à l’homme plutôt qu’à la femme sur ce seul critère.

Des successions non discriminatoires peuvent être remises en cause par le droit de prélèvement compensatoire

Non contente d’être hors cible et redondante donc, la nouvelle loi met également en danger toutes les planifications patrimoniales établies dans le cadre de l’application d’un droit de Common Law.

Cette grande famille juridique regroupe tous les droits de racine anglo-saxonne. On citera les droits du Royaume-Uni, des États-Unis (pour la majorité des Etats), du Canada (hors Québec), de l’Australie, ou encore de Singapour. Ces droits ne connaissent pas la réserve héréditaire.

James, anglais, fait un testament ou il lègue tout son patrimoine à son épouse. Cette situation serait assez courante au Royaume-Uni.
James était propriétaire d’une maison de vacances en Provence. Son fils unique réside au moment de son décès en …Grèce !
Alors ce dernier pourra demander à prélever sa « réserve héréditaire » de type français sur le bien en France.

Notons enfin qu’en Common Law, il existe d’autres mécanismes de protection des enfants. Un enfant peut par exemple saisir le juge s’il n’a pas été « raisonnablement » alloti dans la succession. Mais cela semble sans effet sur l’application du nouveau droit de prélèvement à la française.

Le/La grand(e) oublié(e) du droit de prélèvement compensatoire

Enfin, un grand oublié par le nouveau texte de loi est le conjoint survivant.
Le conjoint survivant est héritier réservataire en droit français en l’absence d’enfant. Or, il n’est pas inclus dans l’application du droit de prélèvement compensatoire.
Si l’on considère qu’une (grande) partie des conjoints survivants sont des femmes, on se demande encore en quoi ce nouveau dispositif aide à l’égalité des genres.

Le droit de prélèvement compensatoire : consécration de la réserve héréditaire à la française ?

Le droit de prélèvement compensatoire impose – en théorie – la réserve héréditaire en France.

Est-ce louable ?

Le débat sur l’utilité et le bienfondé ou non de la réserve héréditaire est intarissable. Nous ne raviverons pas sa flamme (sans jeu de mots…).

On notera simplement que le droit de prélèvement compensatoire constitue une remise en cause surprenante du principe d’unicité successorale établi en Europe. Selon ce principe, un citoyen peut choisir – au moins au sein du territoire européen – une loi unique applicable à l’ensemble de sa succession.

Finalement, ce dispositif implique un morcellement et une complexification du règlement de la succession en fonction du droit applicable. Et, de plus, il instaure une forte dose d’insécurité juridique.

Bye-Bye la France ?

Les problèmes d’application de ce nouveau dispositif sont vastes.

Principalement, les planifications successorales des familles internationales qui détiennent du patrimoine en France deviennent plus difficilement prévisibles. En cas d’application d’un droit de Common Law à la succession, il y aurait un risque de remise en cause au titre du droit de prélèvement compensatoire.

Le tir est-il rectifiable en auditant et, en cas de besoin, amendant sa stratégie patrimoniale ?

Oui mais :

  • L’application pérenne du droit de prélèvement en l’état paraît peu évident. Les stratégies mise en place en fonction du dispositif tel qu’il existe aujourd’hui seront donc sans doute à réétudier encore prochainement ;
  • Un audit concluant à la non application du dispositif à votre situation pourrait malgré tout être mis à mal dans le futur. En effet, le droit de prélèvement trouvera à s’appliquer dès lors que le défunt ou un seul de ses enfants décidera de résider (ou prendra la nationalité) d’un pays de l’Union Européenne. On peut s’inquiéter dans ce cas que les ingénieurs patrimoniaux des pays de Common Law conseillent, plus simplement, de ne pas investir en France…

Problèmes concrets de mise en pratique

On rappelle que le prélèvement compensatoire ne pourra s’appliquer que sur les biens en France existants au jour du décès. Il peut s’agir de biens immobiliers (maison, appartement…) ou de biens mobiliers (comptes, œuvres d’art…).
Celui qui invoque le prélèvement compensatoire pourra ainsi prélever le patrimoine français
dans la limite de la part réservataire qu’il aurait eue, si la loi française s’était appliquée.

En amont de toute contestation, c’est au notaire de constater que « les droits réservataires d’un héritier sont susceptibles d’être atteints par les libéralités effectués par le défunt » (Article 921 du Code Civil).

Première difficulté. Pour calculer cette part de réserve que l’héritier aurait eu en France, le notaire n’a pas de pouvoir d’investigation étendu. Il s’en tiendra aux informations recueillies de la part des professionnels étrangers et des héritiers eux-mêmes.

Deuxième difficulté. Dans une situation contentieuse, la mise en œuvre réelle du mécanisme supposera qu’un juge français soit compétent. Si le défunt réside dans un autre État de l’Union européenne que la France, ce ne sera vraisemblablement pas le cas. Le prélèvement deviendra alors techniquement inopérant.

En conclusion

L’application du droit de prélèvement compensatoire en l’état actuel paraît assez extravagante. C’est pourquoi nombre d’auteurs appellent de leur vœux une question prioritaire de constitutionnalité́ ou encore une décision de la Cour de Justice de l’Union Européenne sur ce dispositif.

En attendant, et pour éviter une remise en cause déplaisante de votre planification successorale dans un contexte international, nous recommandons à l’ensemble des familles dans des situations internationales ayant des biens en France, et principalement celle ayant un lien avec des pays de Common Law, de prendre contact avec leur notaire pour sécuriser ou mettre à jour leur stratégie successorale.

Pour David Notaires – Aix en Provence, Elodie Letouche

Elodie Letouche droit international